AMOUR DE LA SAGESSE ÉTERNELLE


Sommaire - La redécouverte d'une œuvre capitale. l. Coordonnées de l'œuvre: 1. Manuscrit. 2. Titre. 3. Date de composition. 4. Destinataires. II. Sources: 1. Les auteurs spirituels. 2. Montfort et la sagesse biblique: a. Le courant sapientiel, b. Le Livre de la Sagesse. 3. Montfort et l'Écriture. III. Profil de l’œuvre: 1. Profil littéraire: structure et division. 2. Profil théologique. IV. ASE et ses interprètes: 1. Le silence des biographes. 2. L’édition type (1929) et le renouveau des études montfortaines. 3. Interprétations récentes. V. Actualité de l’œuvre: 1. Christocentrisme; 2. Théologie de la création; 3. Théologie de la rédemption.

J-P Prévost

IV. ASE ET SES INTERPRÈTES

1. Le silence des biographes
Si le Traité a pu être enfermé «dans le silence d’un coffre», selon la prédiction même de son auteur (VD 114), on pourrait dire qu’ASE n’a guère connu un meilleur sort pour les deux premiers siècles qui ont suivi sa composition. Le manuscrit n’a été publié qu’en 1856, et jusqu’au tournant du 20e siècle, les biographes et commentateurs de la spiritualité montfortaine demeurent fort discrets à propos d’ASE. On ne trouve aucune référence directe à l’écriture d’ASE chez les premiers biographes, et même après le renouveau suscité par l’édition type de 1929, des écrivains tels que De Luca, Le Crom, Papàsogli et Laurentin, lui consacrent tout au plus un bref paragraphe. Plus étonnant encore est le silence de A. Lhoumeau qui, dans son remarquable traité La vie spirituelle à l’école du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort, s’en tient strictement au Traité, même si son propos était «d’exposer les fondements dogmatiques de cette dévotion (= la parfaite dévotion à la Sainte Vierge)» (préface de 1901), et même si la plus haute pratique de cette dévotion s’exprime dans une formule de consécration qui appartient en propre à ASE!

2. L’édition type (1929)
et le renouveau des études montfortaines
Il aura donc fallu attendre 1929 pour que ASE fasse une véritable rentrée sur la scène de la spiritualité montfortaine. Le P. H. Huré a eu le mérite d’en reconnaître l’importance capitale, et sa longue introduction à l’édition type remet les choses en perspective. Le P. Huré situe Montfort principalement dans le courant de la sagesse paulinienne et augustinienne. Il appartiendra aux interprètes ultérieurs de poursuivre la recherche et de souligner à quel point Montfort est d’abord redevable du courant de sagesse biblique.
Les années qui ont suivi la parution de l’édition type d’ASE et qui ont entouré la canonisation de Grignion de Montfort ont vu confirmée l’intuition du Père Huré, et désormais il ne sera plus possible de parler de spiritualité montfortaine sans compter sur cette œuvre capitale qu’est ASE.
J. Bombardier, montfortain canadien, entreprend son introduction à la spiritualité montfortaine (4 volumes) par un fascicule dédié entièrement à la discussion du thème de la sagesse et offrant une introduction assez complète aux questions entourant la composition d’ASE ainsi qu’une présentation synthétique de la quasi-totalité des chapitres de l’œuvre de Montfort. Dans sa discussion des sources qui ont alimenté Montfort dans sa rédaction d’ASE, on trouvera une nomenclature intéressante ainsi qu’un jugement fort nuancé. Son intervention se situant avant l’éclosion et la venue à maturité du renouveau biblique, on comprendra facilement l’étonnement de J. Bombardier devant l’utilisation christologique que Montfort fait de la sagesse de l’AT. Notons aussi qu’il rattache très étroitement la sagesse montfortaine à la sagesse augustinienne, au point d’y voir «pas seulement ressemblance, mais identité» de vues et de contenu.
Environ un an plus tard, le P. Dayet publiait ce qui s’avère encore une des meilleures introductions d’ASE 18. Son opuscule de 84 pages porte d’abord un jugement tout en nuances sur les sources de l’œuvre (bibliques et non-bibliques) et sur la signification du mot «Sagesse». La première partie de son commentaire est une excellente synthèse d’ASE, tandis que la seconde vise davantage à montrer ce que l’expérience spirituelle globale de Montfort a reçu de sa contemplation du mystère de la Sagesse éternelle. Le même P. Dayet 19 ne manquera pas d’insérer un long commentaire (pp. 267-360) d’ASE dans sa présentation du 6e jour de la 3e semaine des exercices proposés par Montfort pour la préparation à la consécration, et qui visent précisément à inculquer une meilleure connaissance de Jésus-Christ.
Dans son célèbre Poème de la parfaite consécration à Marie, le P. Poupon, contrairement à ce que pourrait laisser entendre son titre, ne manque pas de souligner l’orientation foncièrement christologique de pareille consécration. Et comme son commentaire suit le déroulement de la prière de consécration, il accorde une place de choix au thème de la Sagesse, notamment dans le premier chapitre de la première partie, intitulé Mystère de lumière 20.

3. Interprétations récentes
Depuis la fin des années 60, L. Pérouas s’est livré à une relecture systématique de la vie et des écrits de Montfort et a, de ce fait, profondément marqué le renouveau des études montfortaines. Son premier ouvrage, Grignion de Montfort, les pauvres et les missions (1966), qui donnera le coup d’envoi à une nouvelle façon d’aborder les textes de Montfort, n’a pas, comme on s’en doute, le propos de toucher à toute l’œuvre de Montfort. C’est ainsi que ASE est complètement passé sous silence.
Mais Pérouas aura d’autres occasions d’y revenir. En écrivant Ce que croyait Grignion de Montfort (1973), il reconnaît l’originalité de la théologie exprimée dans ASE (aussi bien par rapport «à ce qui était habituel à Saint-Sulpice» que par rapport aux autres écrits de Montfort), mais refuse d’y voir la synthèse de la spiritualité montfortaine: «Ce serait une erreur de voir aujourd’hui dans cet ouvrage la synthèse de la spiritualité montfortaine. Sans doute cet écrit regroupe des thèmes qui resteront chers à Montfort, mais dans une synthèse faite à un moment précis de sa propre évolution.» 21 Il y voit donc un écrit ponctuel, composé en pleine période de crise et apparaissant, chez Montfort, «tout à la fois comme une transformation de son psychisme, comme une progression de sa foi et comme une découverte intellectuelle» 22. On retrouvera la même position dans l’article Louis-Marie Grignion de Montfort qu’il a signé dans le Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique 23 et dans son tout récent Grignion de Montfort ou l’aventurier de l’Évangile 24.

L’intérêt de la position de Pérouas est d’accorder une grande importance au contexte vital (le Sitz im Leben des exégètes) qui a donné naissance à ASE, et de souligner à quel point cette œuvre tranche par rapport aux autres écrits de Montfort. Il a aussi des lignes fort suggestives sur «le langage de l’amour sponsal»25, encore qu’il ne faille pas trop psychologiser la relecture du texte ni presser les considérations sur la découverte «du partenaire féminin», considérations qui reflètent bien une problématique de notre temps mais qui ne s’imposent pas nécessairement à la lecture des textes de Montfort.
L’exégète et spécialiste réputé du Livre de la Sagesse, M. Gilbert, s’est livré, quant à lui, à une étude minutieuse de «l’exégèse spirituelle de Montfort», qui l’amène à relever le caractère unique d’ASE parmi les écrits spirituels, dû principalement à l’intelligence profonde que Montfort a acquise du Livre de la Sagesse: «Il est surprenant en vérité de constater l’impact du Livre de la Sagesse sur le traité de Montfort. Je ne sais s’il existe d’autres écrits spirituels de cette importance à avoir fondé leur doctrine, comme l’a fait Montfort, sur ce petit livre grec de l’Ancien Testament [...]. Le cas de Montfort exégète spirituel du Livre de la Sagesse est exceptionnel...» 26
Enfin, soulignons que l’intérêt pour ASE ne peut que s’accentuer, avec la parution des Oeuvres Complètes en plusieurs langues (espagnol, 1954; nouvelle édition en 1984; français, 1966; réimpression en 1982; italien: 1977; nouvelle édition 1990; anglais, 1988; réimpression en 1991), et dont toutes les introductions soulignent l’importance fondamentale d’ASE pour la compréhension et l’actualisation de la spiritualité montfortaine aujourd’hui.

V. ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE
Bien loin d’être une œuvre marginale, ASE ouvre des perspectives fondamentales qui, de surcroît, cadrent parfaitement avec des préoccupations et des orientations contemporaines de la théologie et de la spiritualité chrétiennes.
1. Christocentrisme
ASE a tout d’abord le mérite d’être une œuvre éminemment christocentrique. Ce qui fait qu’on est en présence d’une spiritualité et d’une théologie qui vont au cœur du mystère chrétien, et qui nous ramènent à la question essentielle des évangiles: «Pour vous, qui suis-je?» (Mc 8,29). En outre, en un temps où les études bibliques font ressortir la diversité et la richesse des christologies néo-testamentaires, ASE peut contribuer à faire découvrir un élément de cette diversité et de ce qu’on pourrait appeler une christologie alternative, par ailleurs authentiquement néo-testamentaire, puisque bien attestée dans le prologue de Jean et Colossiens 1,15-20. La vision d’un Christ-Sagesse complète admirablement la réflexion sur le mystère du Christ attestée dans les titres traditionnels de Messie, Seigneur et Fils de Dieu. ASE permet donc d’entrer dans une meilleure intelligence du mystère du Christ.
2. Théologie de la création
ASE a aussi beaucoup à offrir du fait de son enracinement dans le courant biblique de sagesse, dont la théologie est d’abord et avant tout une théologie de la création. Bien qu’il ne faille pas opposer théologie du salut et théologie de la création, il reste que cette dernière est nettement plus affirmée dans les écrits bibliques de sagesse. On peut dire la même chose d’ASE. Ici plus que partout ailleurs, Montfort nous livre sa théologie de la création et nous présente, en conformité avec le courant biblique de sagesse, une vision foncièrement optimiste de la création. Le vaste mouvement créé autour de la Constitution conciliaire L’Église dans le monde de ce temps confirme l’importance et l’actualité d’une théologie de la création et des réalités terrestres, et la recherche de la Sagesse proposée par ASE pourrait facilement s’inscrire dans ce mouvement.
3. Théologie de la rédemption
Enfin, les révisions importantes que connaît présentement la théologie de la rédemption 27 invitent, elles aussi, à une relecture en profondeur des pages que Montfort accorde à ce thème dans ASE. On sait l’importance qu’il attache à la Croix, et les pages qu’il nous livre ici atteignent de très hauts sommets. ASE nous propose une vision où la théologie de la rédemption n’a rien de doloriste, mais s’inscrit dans l’amour de Dieu pour le monde. Le chapitre XIII, en effet, dit bien que ce n’est pas la souffrance qui a sauvé le monde, mais bien l’amour que Jésus-Christ nous a manifesté dans ses souffrances. Montfort nous invite à contempler «les douleurs inexplicables que la Sagesse incarnée a voulu souffrir pour nous témoigner son amour» (ASE 154). Les numéros 154-166 reviennent souvent sur ce thème de l’amour. D’ailleurs, ce même treizième chapitre gagnerait à être relu et réinterprété à la lumière de ce que les théologiens contemporains appellent «la souffrance de Dieu» 28. Une telle relecture vient d’ailleurs d’être tentée, et de façon très heureuse et prometteuse, par J. Morinay, dans son ouvrage Marie et la faiblesse de Dieu 29.
Certes, il est vrai que ASE ne dit pas tout de Montfort. Et cet ouvrage, pas plus que le courant sapientiel aboutissant dans le NT, ne saurait épuiser toutes les dimensions d’une spiritualité chrétienne. C’est ailleurs, chez Montfort comme dans la Bible, qu’il faut rechercher la dimension prophétique d’interpellation et d’engagement envers les pauvres. Cette dimension, bien que non absente des écrits de sagesse, n’a pas là le même relief que chez les prophètes de la Bible et les évangiles. En ce sens, il faut se réjouir de ce que des écrits comme PE, LAC et certains Cantiques soient venus compléter ASE. Mais ASE demeure un témoin privilégié de la théologie de Montfort et de son expérience spirituelle. C’est aussi un guide de première valeur pour les chrétiens et chrétiennes en recherche «de la vraie Sagesse, de la Sagesse éternelle, incréée et incarnée» (ASE 14), Jésus-Christ.

Notas

(18) J.-M. Dayet, La sagesse chez le Bienheureux Louis-Marie de Montfort. Saint-Laurent-sur-Sèvre, Bureaux des Prêtres de Marie, 1944.
(19)
Id., Les exercices préparatoires à la consécration de Saint Louis-Marie de Montfort, Tourcoing, Les Traditions françaises, 1957.
(20)
M.-Th. Poupon, Le poème de la parfaite consécration à Marie suivant saint Louis-Marie Grignion de Montfort et les spirituels de son temps. Sources et doctrine, Librairie du Sacré-Cœur, Lyon, 1947. -
(21) L. Pérouas, Ce que croyait Grignion de Montfort et comment il a vécu sa foi, Mame, Tours, 1973, 67. -
(22) Ibid. -
(23) DSAM 9 (1976), 1075. -
(24) Éd. Ouvrières, Paris, 1990, 70-74; 87-88. -
(25) Ce que croyait..., 66-67. -
(26) M. Gilbert, L’exégèse..., 684. -
(27) Voir à ce sujet B. Rey, Nous prêchons un Messie crucifié, Cerf, Paris, 1989; F. Varone, Ce Dieu censé aimer la souffrance, Cerf, Paris, 1984. -
(28) D’après la terminologie popularisée par F. Varillon, L’humilité de Dieu, Centurion, Paris, 1974; La souffrance de Dieu, Centurion, Paris, 1975, mais fortement redevable de l’œuvre de M. Zundel, dont Varillon s’est largement inspiré (cf. R.M. De Pisón, «Le Dieu qui est “victime”. Le problème du mal dans la pensée de M. Zundel», dans Science et Esprit, 52 (1991) 55-68. -
(29) J. Morinay, J., Marie et la faiblesse de Dieu. Essai de présentation du message spirituel de saint Louis-Marie de Montfort, Nouvelle Cité, Paris, 1988.

Bibl.
- J. Morinay, J., Marie et la faiblesse de Dieu. Essai de présentation du message spirituel de saint Louis-Marie de Montfort, Nouvelle Cité, Paris, 1988. - L. Pérouas, «Louis-Marie Grignion de Montfort», dans DSAM, 9 (1976), 1073-1081. - M.-Th. Poupon, Le poème de la parfaite consécration à Marie suivant saint Louis-Marie Grignion de Montfort et les spirituels de son temps. Sources et doctrine, Librairie du Sacré-Cœur, Lyon, 1947. - A. Balmforth, «Pour qui le Livre de “L’Amour de la Sagesse Éternelle” a-t-il été écrit?», dans DMon, n. 41 (1967), 1-12. - J. Bombardier, La spiritualité montfortaine, I. La Sagesse éternelle, Scolasticat Saint-Jean, Ottawa (texte ronéoté). - J.-M. Dayet, La sagesse chez le Bx Louis-Marie de Montfort. Saint-Laurent-sur-Sèvre, Bureaux des Prêtres de Marie, 1944? - M. Gilbert, «L’exégèse spirituelle de Montfort», dans NRT 104 (1982), 678-691. - A. Guéry, «Études comparatives - I-Prière à la Sagesse Éternelle (P. de St-Jure -Montfort); II- Consécration de soi-même à Jésus-Christ, la Sagesse Incarnée, par les mains de Marie (P. Nepveu - Montfort)», dans DMon, n. 32 (1963), 17-27. - H.-M. Guindon, «L’Amour de la Sagesse Éternelle», dans La DMar, n. 16 (1958), 65-68. - J.-P. Prévost, Montfort et le courant de sagesse biblique, Rome, 1986 (Dossier Montfortain, 2e partie), 1-19. - P. Humblet, Le processus de transformation dans l’«Amour de la Sagesse éternelle» de Grignion de Montfort, Institut Titus Brandsma-Filles de la Sagesse, Nimègue-Berg en Dal 1991 (ronéoté).